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Sitôt qu'il eut célébré le saint sacrifice, il fit appeler le charpentier et lui demanda pourquoi il avait détaché le
Christ de sa croix. Mais le charpentier répondit qu'il n'y avait point touché, et, après avoir interrogé le bedeau
et les fabriciens, M. Truphème s'assura que personne n'était entré dans l'église depuis le moment où le Bon
Dieu avait été placé sur le banc d'oeuvre.
Il eut alors le sentiment que ces choses étaient merveilleuses, et il les médita avec prudence. Le dimanche qui
suivit, il en parla au prône à ses paroissiens, et il les invita à contribuer par leurs dons à l'érection d'une
nouvelle croix plus belle que la première et plus digne de porter Celui qui racheta le monde.
Les pauvres pêcheurs de Saint-Valéry donnèrent autant d'argent qu'ils purent, et les veuves apportèrent leur
anneau. Si bien que M. Truphème put aller tout de suite à Abbeville commander une croix de bois noir, très
luisant, que surmontait un écriteau avec l'inscription INRI en lettres d'or. Deux mois plus tard, on la planta à
la place de la première et l'on y attacha le Christ entre la lance et l'éponge.
Mais Jésus la quitta comme l'autre, et il alla, dès la nuit, s'étendre sur l'autel.
M. le curé, en l'y retrouvant le matin, tomba à genoux et pria longtemps. Le bruit de ce miracle se répandit
tout alentour, et les dames d'Amiens firent des quêtes pour le Christ de Saint-Valéry. Et M. Truphème reçut
de Paris de l'argent et des bijoux, et la femme du ministre de la Marine, Mme Hyde de Neuville, lui envoya
LE CHRIST DE L'OCÉAN 53
Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables
un coeur de diamants. En disposant de toutes ces richesses, un orfèvre de la rue de Saint-Sulpice composa,
en deux ans, une croix d'or et de pierreries qui fut inaugurée en grande pompe dans l'église de Saint-Valéry,
le deuxième dimanche après Pâques de l'année 18... Mais Celui qui n'avait pas refusé la croix douloureuse,
s'échappa de cette croix si riche, et alla s'étendre de nouveau sur le lin blanc de l'autel.
De peur de l'offenser, on l'y laissa, cette fois, et il y reposait depuis plus de deux ans quand Pierre, le fils à
Pierre Caillou, vint dire à M. le curé Truphème qu'il avait trouvé sur la grève la vraie croix de
Notre-Seigneur.
Pierre était un innocent, et comme il n'avait pas assez de raison pour gagner sa vie, on lui donnait du pain, par
charité ; il était aimé parce qu'il ne faisait jamais de mal. Mais il tenait des propos sans suite, que personne
n'écoutait.
Pourtant M. Truphème, qui ne cessait de méditer le mystère du Christ de l'Océan, fut frappé de ce que venait
de dire le pauvre insensé. Il se rendit avec le bedeau et deux fabriciens à l'endroit où l'enfant disait avoir vu
une croix, et il y trouva deux planches garnies de clous, que la mer avait longtemps roulées et qui vraiment
formaient une croix.
C'étaient les épaves d'un ancien naufrage. On distinguait encore sur une de ces planches deux lettres peintes
en noir, un J. et un L., et l'on ne pouvait douter que ce ne fût un débris de la barque de Jean Lenoël, qui, cinq
ans auparavant, avait péri en mer avec son fils Désiré.
A cette vue, le bedeau et les fabriciens se mirent à rire de l'innocent. qui prenait les ais rompus d'un bateau
pour la croix de Jésus-Christ. Mais M. le curé Truphème arrêta leurs moqueries. Il avait beaucoup médité et
beaucoup prié depuis la venue parmi les pêcheurs du Christ de l'Océan, et le mystère de la charité infinie
commençait à lui apparaître. Il s'agenouilla sur le sable, récita l'oraison pour les fidèles défunts, puis il
ordonna aux bedeaux et aux fabriciens de porter cette épave sur leurs épaules et de la déposer dans l'église.
Quand ce fut fait, il souleva le Christ de dessus l'autel, le posa sur le planches de la barque et l'y cloua
lui-même, avec les clous que la mer avait rongés.
Par son ordre, cette croix prit, dès le lendemain, au-dessus du banc d'oeuvre, la place de la croix d'or et de
pierreries. Le Christ de l'Océan ne s'en est jamais détaché. Il a voulu rester sur ce bois où des hommes sont
morts en invoquant son nom et le nom de sa mère. Et là, entrouvrant sa bouche auguste et douloureuse, il
semble dire: "Ma croix est faite de toutes les souffrances des hommes, car je suis véritablement le Dieu des
pauvres et des malheureux."
JEAN MARTEAU
I
UN REVE
Comme on parlait du sommeil et des songes, Jean Marteau dit qu'un rêve avait laissé une impression
ineffaçable dans son cerveau.
"Était-il prophétique? demanda M. Goubin.
Ce rêve, répondit Jean Marteau, n'a rien de remarquable en soi, pas même son incohérence. Mais j'y ai
perçu des images avec une acuité douloureuse qui n'est comparable à rien. Rien au monde, rien ne me fut
jamais aussi présent, aussi sensible que les visions de ce rêve. C'est par là qu'il est intéressant. Il m'a fait
comprendre les illusions des mystiques. Si l'esprit scientifique m'avait fait défaut, je l'aurais certainement pris
JEAN MARTEAU 54
Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables
pour une apocalypse et une révélation, et j'y aurais cherché les principes de ma conduite et les règles de ma
vie. Je dois vous dire que je fis ce rêve dans des circonstances particulières. C'était au printemps de 1895 ;
j'avais vingt ans. Nouveau venu à Paris, je traversais des temps difficiles. Cette nuit-là je m'étais étendu dans
un taillis des bois de Versailles, sans avoir mangé depuis vingt-quatre heures. Je ne souffrais pas. J'étais dans
un état de douceur et d'allégeance, traversé par moments d'une impression d'inquiétude. Et il me semblait que
je ne dormais ni ne veillais. Une petite fille, une toute petite fille, en capeline bleue et en tablier blanc,
marchait sur des béquilles dans une plaine, au crépuscule. Ses béquilles, à chaque pas qu'elle faisait,
s'allongeaient et la soulevaient comme des échasses. Elles devinrent bientôt plus hautes que les peupliers qui
bordaient la rivière. Une femme, qui vit ma surprise, me dit: "Vous ne savez donc pas que les béquilles
poussent au printemps? Mais il y a des moments où leur croissance est d'une rapidité effrayante."
"Un homme, dont je ne pus voir le visage, ajouta: "C'est l'heure climatérique!"
"Alors, avec un bruit faible et mystérieux qui m'effraya, les herbes se mirent à monter autour de moi. Je me [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]

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